Disparition du Chef Alain Troubat
Ce vendredi 18 octobre, le monde de la gastronomie franco-belge perd l’une de ses grandes pointures en la personne du chef Alain Troubat. L’attachant breton avait quitté Bruxelles il y a quelques années pour rejoindre sa Bretagne natale où son cœur vient de déposer les armes. Très estimé de la profession et de tous ceux, comme nous, qui se sont régulièrement attablés à ses différentes tables en Belgique (Du Trèfles à 4, au Stirwen en passant par le Liboké et les Bistrot M’Alain (de la Mer et Tradition), cet emblématique Maître Cuisinier vient de souffler un grand vent de tristesse sur la gastronomie belge.
Au Stirwen, désormais orchestré par ses successeurs François-Xavier Lambory (cuisine) et David Rasson (salle/sommelier), on pourra certainement cet automne, comme chaque année, aller s’attabler et déguster le fameux lièvre à la royale, hérité du maître et si largement plébiscité par les plus fins connaisseurs.
Et si l’on dit adieu à l’un des plus attachants et des plus talentueux cuisiniers que notre petit pays ait connu, on en restera longtemps encore les papilles en émois au souvenir de ses plats si délicieux et si respectueux de tradition. Respect Chef !
Enfin, à nous aujourd’hui d’évoquer ce singulière souvenir, parmi bien d’autres, que cette interview qu’Alain nous avait accordée pour l’Association des Maîtres Cuisiniers de Belgique dont, depuis 1995, il fut l’un des plus brillants membres.
Interview du Maître Cuisinier de Belgique, Alain Troubat
Breton d’origine, Alain Troubat est passionné de cuisine depuis son plus jeune âge. Une passion qu’il doit à son parrain qui l’emmenait une fois par mois dans de belles maisons de bouche. A l’époque Alain est en pension, à Paris. C’est dire si la découverte de la gastronomie française à travers les meilleures tables de l’époque va d’emblée l’impressionner. On n’ose imaginer de quoi est alors fait son ordinaire ! Mais celui-ci changera lorsque le petit garçon quitte la pension et suit son père dans le centre ouest de la France, dans les Deux Sèvres où le papa se remarie et où la belle-famille tient une librairie. Tous les soirs Alain monte dans sa chambre avec des livres culinaires sous le bras. La passion de l’adolescent s’enrichit, sa détermination aussi. Le reste de son parcours, loin d’être semé d’embuches, coulera de source comme de mers et d’océans. Entré dans la marine à 18 ans, il fera deux tours du monde ; découvrira les saveurs les plus exotiques ou les plus insolites et finira par s’établir en Afrique. A Kinshasa il se fera connaître pour l’excellence de sa cuisine créative de type « fusion » bien avant l’heure et la mode. Disons plutôt aujourd’hui : une cuisine d’heureux mariage des traditions et des saveurs. Suite au pillage de son restaurant de Kinshasa, Alain vient s’établir en Belgique en 1991. A Bruxelles, comme à « Kin », il ouvre son premier restaurant « Stirwen » et, aujourd’hui encore, y règne en « grand sage » comme en grand maître de la toute aussi grande cuisine traditionnelle française.
Vous qui avez tout vu en matière de produits et cuisines d’ailleurs, en parcourant le monde avant tous, pourquoi avoir créé un restaurant de cuisine française traditionnelle ?
Il est vrai que j’ai vu beaucoup de choses et découvert pas mal de produits et de cuisines différentes. Surtout à l’époque où j’étais dans la marine et où nous faisions escale en Polynésie, en Afrique, au Japon. C’était autour de 1968 à l’époque où l’engouement pour les produits asiatiques n’était pas encore arrivé en Occident. Ensuite en Afrique, il fallait faire avec ce qu’il y avait sur place ; composer, être attentif aux cuisines locales et ensuite user d’imagination et de créativité. C’est alors que j’ai découvert la délicieuse complémentarité d’une langouste et de patates douces, par exemple ou encore l’antilope, le capitaine, les crevettes tigres. C’est aussi suite à cela que j’ai davantage encore pris conscience de la qualité de la cuisine de tradition française, de sa richesse et de sa culture. J’ai toujours voulu en perpétrer la tradition, c’est un réel leitmotiv pour moi que de défendre la cuisine française car, à mon sens, elle reste la meilleure de toutes et possède les plus beaux produits et les plus variés. J’estime que j’ai aussi un rôle de transmission. C’est très important la transmission d’un savoir, d’une richesse, d’un patrimoine.
Pourquoi être venu vous établir en Belgique plutôt qu’en France ?
A Kinshasa où je suis resté durant 18 ans, j’avais pour assureur une compagnie belge. Les événements de 1991 et le pillage total de mon restaurant m’ont fait venir en Belgique pour régler les papiers d’assurance. J’avais déjà des amis belges, des cuisiniers d’ici qui connaissaient mon restaurant, le Stirwen déjà, là-bas. Ils m’ont conseillé de m’installer à Bruxelles. Je ne l’ai jamais regretté d’autant qu’il a fallu 13 ans pour que les papiers d’assurance soient réglés !
Vous ouvrez le Stirwen en octobre 1992, décrochez une étoile au Michelin en 95 en même temps que votre entrée dans l’Association des Maîtres Cuisiniers et ouvrez le Trèfle à 4 en 96. Qui était à vos côtés pour ces beaux débuts en Belgique ?
Ceux qui me connaissaient de Kinshasa comme Pierre Wynants, Pierre Romeyer puis, bien sûr, Pierre Fontaine par lesquels je suis entré chez Les Maîtres Cuisiniers. C’était en 95 et je faisais déjà partie des Maîtres Cuisiniers de France. Certains de ceux-ci ont d’ailleurs été mis à l’honneur de plusieurs menus thématiques que j’avais créés lorsque j’étais au Trèfle à 4 ((96 à 2001) à Genval. J’avais demandé à Michel Rostand, Olivier Rolinger, Michel Troisgros, Reine Samu quel était leur plat préféré et je réintégrais celui-ci dans le menu du mois qui portait leur nom. Certains de ces Maîtres Cuisiniers français sont venus à Genval et ont beaucoup apprécié ce projet comme tous mes clients de l’époque venant parfois de très loin aussi. Il m’est même arrivé de me voir appeler M. Troisgros ou M. Rolinger, c‘était assez amusant. Ensuite, j’ai ouvert le Bistrot M’Alain Tradition en 2001 puis le Bistrot M’Alain de la mer en 2002 mais j’ai dû tout revendre suite à des soucis de santé pour ne plus me consacrer qu’au Stirwen que j’ai toujours gardé depuis que je suis en Belgique.
Entré chez les Maîtres Cuisiniers en 1995 que vous a apporté une telle adhésion ?
L’étoile reçue au Stirwen cette même année 95 m’a apporté beaucoup. Mais mon entrée chez les Maîtres Cuisiniers a aussi été fort importante pour moi. Cela m’a donné une autre visibilité au niveau national. J’ai pu rencontrer de nouveaux chefs, être invité à participer à des dégustations de vin ou être membre de jury pour des concours notoires. Le titre de Maître Cuisinier était aussi une référence de très bonne maison pour la clientèle. Actuellement cela m’apporte moins mais c’est bien normal car il faut maintenant faire place aux jeunes !
L’Association est-elle en « bon » mouvement depuis l’arrivée de Frank Fol à sa présidence?
C’est un peu l’heure de la relance, le réveil de la profession. Une profession qui est remise en valeur grâce au talent de Frank Fol, à ses idées, à son intelligence et à son allant. Il a tout pour entraîner le mouvement, aller de l’avant et c’est tant mieux.
Comment a évolué votre cuisine – où en est-elle aujourd’hui après être partie d’une grande source d’inspiration pour vous qu’est la cuisine du XIXe d’Edouard Mignon ?
Il ne s’agit pas d’évolution si l’on parle de ma cuisine mais bien de continuité. Et surtout de continuité de la tradition, de son respect, des vraies valeurs culinaires françaises. Cependant, actuellement la cuisine en général, est allégée et ce depuis les années 70 où de grands chefs s’y sont employé. Pour ma part, je garde toujours les livres comme source d’inspiration, j’en ai une grande bibliothèque et mon préféré est et reste celui d’Edouard Mignon, « L’Heptaméron des Gourmets ».
Ancien étoilé vous-même, que pensez-vous de ces grands chefs qui « rendent » leurs étoiles ?
Chacun fait ce qu’il veut et s’il ne supporte pas la pression qu’entraîne une ou plusieurs étoiles, c’est une solution. L’étoile est très pesante si l’on est quelqu’un qui, comme moi, a un grand besoin de liberté. Cependant, il faut garder les grandes maisons ou alors c’est toute la profession qui disparait !
Par quoi passera l’avenir de notre assiette ?
De quoi sera fait demain … je me pose la question et suis inquiet. Il y a un pourcentage de gens qui essayent de bien faire mais ils sont encore trop peu par rapport à l’agroalimentaire, aux industries qui sont de vrais empoisonneurs. Les états ne font rien, n’aident pas les gens à bien faire et quand nous, restaurateurs, tentons de faire au mieux, nous sommes taxés à outrance ! J’ai peur pour nos descendants car aujourd’hui on empoisonne les gens !
Vous avez la possibilité de cuisiner pour un personnage illustre, un proche ou un anonyme. Qui choisissez-vous et que lui préparez-vous ?
J’ai souvent eu l’occasion de cuisiner pour des chefs d’états, des personnalités politiques et publiques mais je choisirais un ami ; un ami cuisinier. Car avec un ami-confrère on partage une autre idée de la chose, de la cuisine. Il m’est bien sûr difficile de donner un nom car j’en ai beaucoup dans le secteur ! Certains d’entre eux viennent chez moi expressément pour mon lièvre à la royale ou la tête de veau en tortue que je fais de façon la plus respectueuse de la tradition et que l’on ne trouve plus ailleurs mais fait donc courir les amateurs au Stirwen !
Un maître à « penser/cuisiner », un chef que vous admirez ?
Je ne suis le fils spirituel de personne mais j’ai pu rencontrer trois personnes qui m’ont marqué et qui m’ont fait changer ma philosophie, mon approche du travail. Je n‘aurais pas été conscient de la valeur du métier, je n’aurais pas pu apprendre de la même façon si je n’avais pas eu ces conversations exceptionnelles avec Jean Troisgros, Gaston Lenôtre et Roger Vergé. Lenôtre m’a aidé à créer l’évolution, à aller vers le haut et Jean Troisgros m’a montré comment aller à l’essentiel, trouver le goût. Cette conversation s’était déroulée durant 17 h dans un avion alors que nous étions de retour de Thaïlande … je dois dire que je m’en souviendrai toujours !