Interview
Roger Souvereyns: “Savoir ce que l’on mange, et le goûter”
“Jeter, c’est juste bon pour les pauvres… Pauvres dans leur portefeuilles, pauvres en esprit…” Tout en disant cela, il pousse encore quelques morceaux de poulet froid – des restes d’hier- dans le moulin à viande et fait tourner celui-ci à plein régime. Quelques instants plus tard, la viande pour la bolognaise est prête et peut aller au réfrigérateur. “Ce n’est pas pour le dîner que je prépare dimanche pour cinquante convives, mais pour la maison”, explique-t-il en riant. En passant devant le dressoir, je m’arrête devant un grand morceau de lard cuit. Je luis demande s’il s’agit d’une cuisson lente… “Non, une cuisson à l’ancienne, avec des légumes, des baies de genévrier, des clous de girofle, etc…” Roger Soevereyns, cuisinier, chef d’entreprise : un « petit jeune » de 74 ans…
“Je ne connais pas le mot “arrêter”. Pour moi, il signifie ne plus être capable de faire quoi que ce soit et attendre la mort. J’espère donc être en état de cuisiner encore longtemps et de rester occupé. Je reviens justement de Mexico où j’ai été cuisiner pendant dix jours. Une expérience fabuleuse. Ensuite, j’ai été encore quatre jours à Capri, j’ai été préparer un dîner à l’hôtel de ville de Maastricht et j’ai été l’hôte de la Flemish Foodies Fest à Gand..”
Nous vivons une splendide journée estivale et le chef nous entraîne dans une petite pièce donnant sur le jardin. Il débouche une bouteille de vin blanc pour nous mais ne se sert personnellement pas. Je brûle d’envie de savoir comment son histoire a débuté.
“Le 1er mai de cette année, il y a eu exactement soixante ans que je suis en cuisine. J’avais 14 ans et je suis tout de suite allé travailler. Pas d’école hôtelière, pas de contrat d’apprentissage mais directement sur le champ de bataille! (Rires)
D’où venait cette envie de devenir cuisinier?
“Enfant, j’étais toujours occupé dans la cuisine avec ma mère. Je cuisais des gaufres, avec elle, je confectionnais de la crème glacée, je mettais mes doigts partout et je goûtais à tout. Mes parents disposaient d’un grand jardin et nous ne mangions que ce que celui-ci permettait de récolter. Si une variété venait à manquer, et bien nous nous en passions… En vue de l’hiver, nous préparions une réserve de poireaux, de céleri rave, de betteraves rouges… La cave abritait un véritable arsenal de conserves de légumes. Tous les fruits étaient consommés, transformés en confitures ou stérilisés afin d’être utilisés pour confectionner des tartes. Mon père cuisait chaque semaine du pain frais.
C’est ainsi que j’ai grandi : seulement avec des produits de notre propre terre.”
Votre parcours débute en 1961 avec la reprise, à Kermt, d’un hôtel existant qui comprenait une friture. Dans cette dernière, vous proposiez des snacks et des sauces “maison”, tandis que l’hôtel devenait le restaurant Van Dyck, un établissement qui n’allait pas être le dernier de ce nom….
“J’ai toujours éprouvé une grande admiration pour le peintre Anthony Van Dyck et j’ai toujours été passionné par le 17ème siècle, au cours duquel on disposait de tout en abondance. Ceci se remarque dans les tableaux de l’époque. En 1972, j’ouvrais à Anvers mon deuxième restaurant, le Sir Anthony Van Dyck. Plus tard, j’allais encore lancer le traiteur Van Dyck et les Salons Van Dyck.”
Entre 1965 en 1979 j’avais sept affaires. Les Salons Van Dyck étaient tout à fait convenables mais ne bénéficiaient pas d’un rayonnement suffisant. Il y avait une salle de fête d’une capacité de 160 personnes, deux salons au sein de chacun desquels vingt personnes pouvaient s’attabler et un restaurant de 45 couverts. Pas vilain mais, à l’arrière on se retrouvait avec le nez sur le linge des voisins en train de sécher, il y avait un passage à niveau tout près et un de mes voisins exploitait une scierie qui était une véritable ruine.
En 1979, j’ai tout vendu pour pouvoir acheter le Scholteshof. A l’origine, celui-ci ne comprenait que deux hectares de terre mais à la fin, j’avais pu étendre la surface jusqu’à treize hectares, ce qui offrait pas mal de possibilités pour lancer une production propre.”
Le Scholteshof était légendairement connu pour son immense jardin.
“J’occupais six personnes qui ne s’occupaient que du jardin. Chaque matin, ils apportaient trois paniers de légume à la cuisine. Nous mettions en œuvre les produits du jour et, s’ils étaient épuisés, nous passions à autre chose. La carte changeait tous les jours. Nous disposions de suffisamment de légumes depuis la fin mai jusqu’à la mi-novembre. Au delà, j’avais quelque 2000 poireaux ensilés qui m’attendaient…”
Comme décririez-vous votre style de cuisine?
“Ma devise a toujours été et est toujours: “Savoir ce que l’on mange et le goûter. “ Pour savoir ce que l’on mange, la meilleure manière consiste bien entendu à l’élever soi même, ceci qu’il s’agisse de légumes, de fruits ou d’animaux.
J’ai toujours cuisiné sur des bases classiques mais bien avec une touche de modernisme, n’hésitant pas à apporter tantôt un petit accent italien, tantôt une note asiatique. Ainsi, aujourd’hui, on trouve de très beaux vinaigres japonais et asiatiques sur le marché. Ceux-ci apportent une nuance subtile mais préservent la saveur naturelle des aliments.
Le goût est pour moi une chose de première importance. Si vous cuisez des haricots verts et les faites simplement revenir dans du beurre, ils restent insipides. Il suffit de leur ajouter un peu d’origan ou une échalote ou encore un peu d’ail et le goût est tout autre. Mais on continue tout de même à goûter le haricot...”
La légende du Scholteshof portait aussi sur l’ambiance qui y régnait, sur la manière dont les lieux étaient disposés.
“Pour moi, le Scholteshof était un coffret que j’ouvrais et au sein duquel tout se trouvait. On rentrait et, dès la porte refermée derrière vous, vous atterrissiez dans un tout autre monde. Ainsi, il y a avait tellement de choses à découvrir dans le jardin. On y trouvait de petits espaces privatifs avec des bancs, les gens pouvaient cueillir des fraises des bois, du cassis, des abricots… Il y régnait l’atmosphère d’un parc italien. Pour moi, l’important était que les hôtes se sentent chez eux.”
Il semble que les préparations à l’ancienne reprennent aujourd’hui du poil de la bête….
“Je n’ai jamais arrêté de préparer du pâté ou de la tête pressée. Les vieilles préparations reviennent au devant de la scène parce que la situation n’est pas brillante. Les gens se retournent vers leur propre foyer. Quand il y a de l’argent, on va manger à l’extérieur.”
Nos bouchers d’aujourd’hui ne sont plus en fait que des acheteurs de viande. Ils ne désossent plus rien et achètent tout prêt à servir. Ceci est également vrai en cuisine. Les jeunes maîtrisent bien la “nouvelle cuisine” mais ne connaissent pas leurs bases classiques. Ils ne confectionnent plus que des hosties, des écumes et autres tripotages. Je n’aime pas cela… Donnez-moi plutôt un beau morceau de turbot.”
Chef: entrepreneur, artiste, artisan.
“En tant que cuisinier, vous êtes un ouvrier. Si vous voulez réussir en tant que chef, il faut être tout ce que vous avez évoqué à la fois. Je me suis toujours bien senti dans ma peau et c’est toujours le cas. Je m’acquitte de mon travail avec toujours autant d’envie et de motivation qu’au premier jour.”
Que donneriez-vous comme conseil aux jeunes chefs d’aujourd’hui?
(Il réfléchit). “Il y a une chanson de Jean Gabin qui résume bien ce que je veux dire: “ Vers 25 ans, j’savais tout,… Maintenant je sais qu’on ne sait jamais!’ “ Si on veut, on peut découvrir de nouvelles choses tous les jours.”