Zet'Joe
Interview
La cuisine, c’est simple comme le bonheur
Voici trente-quatre ans, un fringant jeune homme entamait une belle aventure à Bruges. Son métier, il l’avait appris dans des maisons de premier plan et il considérait qu’il était temps pour lui d’ouvrir son propre restaurant : De Karmeliet. C’est ainsi que Geert Van Hecke allait rapidement gravir les échelons de la gloire pour devenir, en 1996, le premier chef flamand à bénéficier de trois étoiles au Guide Michelin. Trente-trois ans plus tard, il a fermé les portes de son navire amiral pour ouvrir, deux maisons plus loin, le Zet’Joe. Un établissement à plus petite échelle, mais toujours avec le même souci de qualité.
Où l’histoire a-t-elle commencé ?
Geert Van Hecke: “Dans la cuisine de mes parents. Ma mère cuisinait bien mais, en pâtisserie, elle était imbattable. Elle n’était pas pour rien la fille d’un boulanger. Nous avions un grand jardin, avec des arbres fruitiers et beaucoup d’animaux de basse-cour : dindes, poulets, canards… Mon père achetait nos légumes chez les paysans du voisinage. Rien que des denrées de premier ordre et c’est comme cela que j’ai développé l’amour des bons produits. "
Qui furent vos grands maîtres ?
“Après mes études à l’école Ter Duinen, à Coxyde, j’ai d’abord travaillé quelques mois au Sanglier des Ardennes, chez Maurice Cardinael. Ensuite, j’ai été embauché chez Freddy Vandecasserie, à la Villa Lorraine, le premier restaurant à avoir bénéficié d’une troisième étoile au Michelin en Belgique et même hors de France. Je suis resté là deux ans. Après, j’ai pris le chemin de Paris, pour la luxueuse brasserie Dodin Bouffant, dont Mitterrand était un fidèle client.
Quelqu’un dont j’ai certainement appris énormément, c’est Alain Chapel. J’ai travaillé avec lui pendant deux ans près de Lyon. Un des mes camarades de travail n’était autre que Michel Roux, aujourd’hui chef propriétaire du célèbre restaurant tri-étoilé Waterside Inn, près de Londres. Chapel répétait inlassablement que nous devions nous laisser inspirer par les bons produits. Sa devise était : “C’est le produit lui même qui amène l’idée !” En tant que jeune cuisinier, j’ai appris là-bas le respect des cuisines régionales et les règles de base de l’art culinaire. Il n’était pas nécessaire de ne jurer que par Escoffier. Chapel était très ouvert aux influences exotiques mais il disait toujours qu’il n’y avait qu’une seule chose que nous ne pouvions pas faire : vendre de l’air cuisiné. Le plus belle des expressions qu’il ait proféré, c’était : “La cuisine, c’est simple comme le bonheur’."
Il était alors l’heure d’ouvrir votre propre restaurant ?
“De Karmeliet a débuté en 1983 dans une petite maison rénovée au coin de la Jeruzalemstraat. Six ans plus tard, il était clair que cette maison était trop petite et c’est ainsi que nous avons déménagé dans l’impressionnante demeure patricienne de la Langestraat.”
Que trouvait-on à la carte du premier Karmeliet ?
“Un feuilleté d’asperge en guise d’hommage culinaire à mon maître Alain Chapel. Mais aussi des moules de Zélande, du foie d’oie poêlé aux tomates vertes et au gingembre – une préparation très innovante pour l’époque – ainsi que du lapin farci. Comme dessert, un sorbet au vin rouge et au poivre avec un feuilleté de fraises. Le prix de ce menu était de 1750 FB ou 44 euros.
La première étoile au Michelin fut sans doute aussi rapide parce que nous étions particulièrement innovants dans le choix des produits que nous travaillions. Les restaurants qui œuvraient avec des denrées d’une qualité pareille n’étaient pas légion. Ainsi, je n’hésitais pas à mettre du maquereau et des asperges vertes à la carte, deux produits que les clients n’avaient pas l’habitude de retrouver souvent.
Comme la haute gastronomie a-t-elle évolué au cours de ces trente dernières années ?
“Nous étions les premiers d’une nouvelle génération de restaurateurs tri-étoilés. Au Karmeliet, nous avions l’habitude de travailler de manière plus détendue que dans d’autres grandes maisons où le maître d’hôtel portait un smoking et les serveurs un habit. Les plats étaient servis avec des gants blancs et beaucoup de découpes étaient encore réalisées en salle. Le luxe était plus présent qu’aujourd’hui. Il y avait plus de personnel mais celui-ci n’était pas obligé de participer à la préparation de tout un cortège d’amuse-bouche. A cet époque, avec l’apéritif, on pouvait, au mieux, s’attendre à des olives. C’est Pierre Wynants qui a commencé à servir une fine tranche d’oignon frite et croquante en guise de bouchée apéritive. Tout simplement délicieux et, ce qui ne gâtait rien, qui ne demandait pas beaucoup de travail. Aujourd’hui, on a besoin de quelqu’un qui ne s’occupe plus que de ces bouchées. Ce qui constitue à mes yeux une faute de la jeune génération.”
Quel est selon vous le problème qui handicape le plus l’Horeca ?
“La paperasse. Encore et toujours. Et les horaires du personnel. Si un plongeur ne vient pas parce qu’il est malade, on se retrouve face à un énorme problème. Il est impossible de travailler de 8 à 17 heures dans l’Horeca comme on le ferait dans une usine ou dans un bureau. On sait bien qu’on commence à une heure précise le matin mais on ne sait jamais quand on aura terminé. Si un client a décidé de rester jusqu’à cinq heures de l’après-midi, et bien il faut du personnel jusqu’à cinq heures et demie. Et il faut encore redresser les tables, passer l’aspirateur… Ce que je n’ai jamais pu me permettre, c’est une deuxième brigade. Je ne pouvais pas me permettre cela. Si j’en étais arrivé là, alors j’aurais fermé le midi.
Comment décririez-vous votre cuisine ?
“Comme une cuisine tournée vers la saveur. Dans celle-ci, le produit est primordial. Ceci était vrai à mes débuts et l’est toujours. On doit ressentir la fraîcheur et la qualité du produit dans l’assiette. On doit voir celles-ci, ont doit les goûter, les humer. Pas seulement les produits de luxe onéreux mais aussi les mets les plus quotidiens, qu’il s’agisse de viande, de poisson ou de légumes.
Je pars toujours de produit de terroir de grande fraîcheur. Je ne me sens pas dans la peau d’un chef qui suit les modes, qui adhère systématiquement aux dernières tendances. Je ne ressens aucune affinité avec une cuisine composée exclusivement d’écumes et d’espumas, même si, çà et là, ces techniques peuvent présenter un intérêt certain.
Pour moi, on accorde aujourd’hui trop d’attention à la présentation. Bien souvent, on retrouve sur l’assiette près de vingt pour cent d’ingrédients qui ne sont là que pour faire joli. Bon nombre de produits, comme les morilles ou les jets de houblon ont besoin d’une préparation à la crème pour soutenir leur saveur. Aujourd’hui, on dépose trois tranches de morilles sur le bord de l’assiette, mais cela n’apporte aucun goût ! Et il y a aussi cette rage de déposer des germes et des jets d’un peu tout et n’importe quoi sur les assiettes, ce qui, selon moi n’est que de l’argent jeté par les fenêtres. ”
Vous ne couchez jamais vos recettes sur papier pour la brigade ?
“Imaginez que je demande à quelqu’un de préparer des salsifis. je goûte au départ et, si tout va bien, je dois faire confiance à la personne. Mais il faut les mettre au défi de goûter en permanence. On pourrait croire que c’est un problème de ne pas disposer de recettes écrites en cuisine mais, au bout du compte, on réalise que le principal couac réside dans l’assaisonnement. Il faut ajouter un tout petit peu de sel, ou alors il y en a trop. C’est vraiment une question de sensibilité.
Ma cuisine n’est pas “pesée”. Les jeunes qui travaillent chez moi doivent apprendre à cuisiner à la sensation. Chaque produit est différent et change selon les saisons. Lorsque je fais du pâté, je tiens compte de la sorte de viande dont je dispose, pas des quantités. La seule chose qui fait l’objet de l’utilisation d’une balance chez nous, c’est la pâtisserie.
Y-a-t-il toujours un avenir pour les Maîtres Cuisiniers ?
« Il sera toujours possible, pour un chef/entrepreneur/propriétaire, d’ouvrir un grand restaurant mais les choses se sont compliquées. Aujourd’hui, beaucoup de grands établissements font partie d’un gros groupe économique. Le problème réside surtout dans les prix élevés de l’immobilier. Une grosse demeure comme le Karmeliet demandait beaucoup d’entretien, ce qui coûtait très cher. C’est une des raisons qui m’ont incité à fermer. L’affaire était devenue trop grande et demandait trop de travail. D’autre facteurs résidaient dans mes genoux, fatigués par de trop longues stations debout et bien entendu dans mon âge, soixante ans… J’avais envie d’ un concept plus modeste. J’avais un œil sur le principe de « petits » trois étoiles, comme l’Astrance, à Paris. Celui-ci n’accueille que vingt couverts à la fois et il n’y a qu’un seul menu. La cuisine est tout petite et l’équipe ne compte que huit personnes. Ceci permet au chef de travailler de manière très personnalisée et très près des clients. Ainsi, au moment où, deux maisons plus loin que le Karmeliet , un café-jazz a été à vendre, je n’ai pas hésité une seconde. Ce bâtiment était idéal pour accomplir mon vœu. Autre avantage, l’arrière de la bâtisse était attenante au « Refter », le bistro de mon fils Louis. Avec ses vingt-six couverts, quatre hommes en cuisine et trois en salle, le Zet’joe est nettement plus petit que le Karmeliet. Les menus sont également un peu plus petits mais nous travaillons toujours avec les mêmes fournisseurs. En définitive, il n’ y a pas grand-chose de changé pour le client mais nous fonctionnons dans un esprit différent. Pieter Seynhave, mon sous-chef au Karmeliet est resté à mes côtés aux fourneaux. Et nous disposons aujourd’hui d’une cuisine ouverte. Entre temps, mes genoux ont été opérés et nous pouvons fonctionner au mieux de nos capacités. Un ensemble de facteurs qui font que je regarde l’avenir avec optimisme! »